la Colline inspirée

la Colline inspirée

lundi 20 avril 2015

Rosa, rosa, rosam...




Ne pouvoir plus, même, comprendre Jacques Brel, et à brève échéance : un comble !

Rosa, rosa rosam,
Rosæ, rosæ, rosa,
Rosæ, rosaæ, rosas,
Rosarum, rosis, rosis !

C'est le plus vieux tango du monde
Celui que les têtes blondes
Ânonnent comme une ronde
En apprenant leur latin…

C'est le tango des récompenses
Qui vont à ceux qui ont la chance
D'apprendre dès leur enfance
Tout ce qui n’ leur servira pas,

Mais c'est le tango que l'on regrette…

Jacques Brel n’était pas un « fort en thème », il l’avoue sans honte, mais il « ânonna »  consciencieusement, comme ses camarades,  l’antienne qui lui permit, au moins, d’écrire cette malicieuse chanson.

Eh ! oui, ce sont les élèves de jadis, ceux des « bons pères » comme ceux des collèges laïcs [1], dont le chanteur-poète assure qu’ils « seront la France de demain »…, qui l’ont faite, notre France, celle que nous voudrions pouvoir encore aimer.

Qu’écrirait-il aujourd’hui, où ce « tango des forts en thème »  est menacé de disparition, avec l’assassinat de la filière classique par Madame le Ministre Vallaud-Belkacem et son projet de réforme ? Le latin, a fortiori le grec, déjà parents pauvres et depuis longtemps, se voient relégués dans le fourre-tout des nouvelles options, nébuleuses à souhait : en quoi consistent l’option « information, communication, citoyenneté » ? l’option « développement durable » ? l’option « sciences et société » ? – qui nous font perdre notre latin avant que l’option « langues et cultures de l’Antiquité » nous donne l’espoir de le retrouver… Cette décision équivaut à un enterrement sans fleurs ni couronnes, accompagné même de ricanements sournois en guise de grandes orgues : enfin, le vieil ennemi a succombé ! D’un coup de Jarnac peu reluisant mais qu’importe ! Enfin, on ne prononcera plus ce beau vieux grand mot tant honni : l’humanisme» 

Au nom de l’« égalité », principe absolu d’aujourd’hui, on coupe tout ce qui dépasse, autre expression du détestable « nivellement par le bas ». Ainsi procéda Tarquin, le tyran étrusque. À son fils Sextus, qui lui faisait demander un conseil pour pouvoir prendre à coup sûr la ville de Gabies, il répondit par une parabole : emmenant le messager dans son jardin, il décapita de son sceptre tous les lys qui dépassaient d’une haie fleurie [2] Sextus comprit et fit périr tous les meilleurs citoyens de la ville, dès lors réduite à merci sans peine. Supprimer les élites est, effectivement, un des plus sûrs moyens de régner sans contestation.

On a d’ailleurs tendance, et c’est fâcheux, à confondre les élites de la pensée avec les élites de la fortune, quand on oppose, comme le fait d’ailleurs Jacques Brel, ceux qui ont eu la chance que leurs parents les mettent au lycée et leur payent des études classiques, aux malheureux oubliés du sort, privés du latin et du grec, promis, dès lors, à une condition de parias. Je suis bien placée pour dénoncer ce parti pris : fille d’ouvrière et de soldat, je n’ai connu que le collège ouvert aux plébéiens et n’ai pu apprendre le grec qu’à l’université… ce qui ne m’a pas empêchée de devenir prof. de fac’, et en Sorbonne.  

On procède par petits meurtres légers. Déjà, plus d’histoire de France digne de ce nom, 1789 étant devenue la date fondatrice de la France. Mais ce n’était pas assez, avec ces racines lointaines qui s’obstinaient, même taillées et retaillées d’une réforme sur l’autre, à repousser comme les tentacules de l’Hydre de Lerne. Car les racines d’un peuple sont dures à mourir. Surtout les romaines.

Que sera-t-elle, « la France de demain », si personne ne redonne un peu de sève à sa civilisation qui agonise ? Ne nous leurrons pas : nous vivons notre mort.

On ne s’étonnera pas, dans cette perspective, que je m’insurge contre cette destruction programmée et que j’aie invité - et invite - ceux qui partagent mon indignation à rejoindre les pétitions protestataires de tout bord :
ou toutes autres participant du même engagement.

Tous autant que nous sommes, défenseurs d’Alésia-la-Vraie, nous sommes, latinistes ou non, embarqués sur le même navire qui prend l’eau, et devons écoper vaillamment pour empêcher qu’il ne sombre.

On peut, certes, s’intéresser à la question d’Alésia sans savoir un mot de latin. Mais sans non plus s’illusionner : il faudra fatalement, alors, faire confiance à ceux qui sont à même de savoir ce que César a dit ou n’a pas dit ; donc, à même de lire son texte dans… le texte, sans se laisser abuser par la pensée unique des partisans d’Alise.

Mais ces partisans, direz-vous, savent, eux-mêmes, le latin ?

Pas sûr.

Ils savent, je l’ai montré souvent, un latin bien spécial, le « latin d’Alise ». (Surtout : pas de jeu de mots obligé mais facile, dont la sacro-sainte laïcité viendrait à s’offusquer !) Un latin plié et replié à leur usage, qui néglige froidement la grammaire et le sens des mots. S’il ne s’agissait pas d’Alise, tout le monde serait d’accord sur d’incontestables lois grammaticales. Mais voilà…

Il est vrai que, devant les offensives répétées – livres, films, articles de Presse, conférences, interviewes etc. – qui menacent de plus en plus le bastion bourguignon, les valeureux champions d’Alise ont élevé d’emblée le mur, infranchissable, des mots et des définitions censées interdire de parole un adversaire dépourvu de la qualité par eux requise pour avoir le droit de s’exprimer. Franck Ferrand n’est pas historien mais simple journaliste. Je ne suis pas historienne, mais simple latiniste. L’Histoire, et donc, Vercingétorix et César, nous est interdite à tous les deux.

Désolée : si l’on apprend le latin, c’est aussi et surtout pour connaître une civilisation ; donc, d’abord, une histoire, ensuite des mœurs, une pensée, une expression artistique, une religion qui, toutes, dépendent de l’histoire en ce que les aléas des conquêtes, imposées ou subies, ont forcément influencé leur pratique.

Qui a étudié la langue est dès lors forcément habilité à traiter de l’histoire, à tous les titres voulus. Tandis qu’un historien ou, maintenant, un archéologue, prétendant s’occuper d’histoire sans le socle que donne un texte à ses constructions, ne produit que du vent sur du vide.

Restons donc abrités derrière le bouclier du latin, du vrai latin. Car il est indestructible.

Bien sûr, argument qu’on nous ressort ad nauseam, César a écrit n’importe quoi. Encore faut-il comprendre convenablement ce n’importe quoi. Avant même de s’interroger sur une réalité curieuse : le général romain aurait donc gauchi, consciemment ou inconsciemment, les précisions chiffrées quand il s’agit d’Alésia, et jamais quand il traite un autre sujet ?

Les Alisiens pratiquent, de toute façon, un césarisme à deux vitesses. Ils sacrent en César leur seule divinité en écrasant ces démons corrupteurs que sont Dion Cassius, Diodore, Plutarque, Planude, qui ont osé le compléter. Mais ils l’abominent quand il décrit un relief qui ne s’applique pas à celui d’Alise et donne des mesures militaires qui la récusent absolument.
                      
Seule échappatoire en ce cas : supprimer le texte pour ne s’en tenir qu’à l’archéologie. Ainsi est-on tranquille : n’importe quel clou rouillé, n’importe quelle céramique en petits morceaux, n’importe quel fragment de marbre écorné pourra être daté impunément :  « Alésia », donc « 52 avant Jésus-Christ ». Mérovingien, gallo-romain, proto-historique… et alors ? Alise est Alésia, nous sommes donc en 52 av. J.-C.

Les « jeunes loups », qu’on s’attendrait à voir renoncer aux vieilles chimères sont, paradoxalement, les plus acharnés dans l’aveuglement. Ils ont sucé dès le berceau du lycée - les hellénistes apprécieront - , le lait de la Louve romaine, soit. Mais il était aigri :  la sorcière Archéologie était venue y verser subrepticement ses philtres. Aussi déchirèrent-ils à belles dents, tout récemment, devant l’un de ses auteurs, notre honnête Supercherie dévoilée, y voyant, textuellement, « la honte et le déchet du Patrimoine français », concoctés par des « rétrogrades dont on se demandait s’il pouvait encore en exister » à l’aide de méthodes complètement dépassées. Nous avions eu le tort, en effet,  de récuser Alise en nous appuyant sur les textes ! Utiliser, de nos jours, les écrits des Anciens : la honte suprême ! La corde au cou, et vite ! et avant, l’amende honorable ! le poing coupé !

Ils savent le latin, pourtant, l’on veut croire, et ont même choisi de l’étudier. Ce reniement leur fait scier leur propre branche. Mais ils connaissent, et fort bien, le Rapport de fouilles Reddé/von Schnurbein. Et devant cet Évangile-là, le mécréant César est prié d’abjurer.

M. Reddé avouait pourtant, dans ce même Rapport et dans d’autres écrits que, stricto sensu, pas un résultat de ses fouilles ne correspondait au texte de César et l’expliquait par une pirouette qui ne faisait illusion à personne : que César avait préféré l’élégance du style et le confort du lecteur à l’exactitude de chiffres et de précisions techniques trop rebutantes.

Nos petits jeunes ont lu, malheureusement, le Rapport de fouilles plus attentivement que le texte de César. Ils l’ont lu avec la foi du charbonnier, et elle a émoussé, voire anéanti leur esprit critique  lorsqu’ils ont abordé César… ce par quoi ils auraient dû commencer.

Car le latin est impitoyable pour la thèse officielle, et c’est la raison pour laquelle il faut lutter pour sa conservation. Sans quoi, les gardiens du dogme pourront imposer impunément leurs contresens et leurs petites manipulations, puisque personne ne sera capable de distinguer le faux du vrai.

Mais s’il reste quelques latinistes sur la planète, il s’en trouvera au moins un pour lever le doigt quand on lui affirmera que la plaine des Laumes s’étale, selon César, in longitudinem ‘en largeur [3]’ et pour rectifier : « Non, monsieur le Professeur Le Bohec, cela veut dire : ‘en longueur’, et de ce fait, la plaine de César n’est pas celle des Laumes ».

S’il existe encore, ce dinosaure sourcilleux saura protester, quand on lui assurera que le camp Nord est en bas du mont Réa : « Non, monsieur le colonel Deyber, superiores munitiones signifie : ‘les fortifications sur les hauteurs’ ! et si les Gaulois doivent escalader les abrupts,  praerupta temptant,  pour y parvenir, elles ne peuvent être, comme votre camp Nord, dans la plaine [4] ! »

Il interrogera aussi : « Pourquoi ne traduisez-vous pas, monsieur Constans, le duo qui accompagne le mot flumina et dote Alésia de deux rivières à son pied ? Peut-être parce que votre Alise en compte trois ? »

« Pourquoi traduisez-vous, monsieur Reddé, a septentrione, ‘au nord ‘ par : ‘vers le nord [5]’ ? Parce que votre franc nord alisien présente, au lieu de la montagne évoquée par le texte de César, la vallée du ruisseau Rabutin, tandis que votre montagne, le Réa, s’élève au nord-ouest ? Je m’en voudrais de le penser ; néanmoins…»

« Voyez-vous dans un seul des manuscrits du de Bello Gallico, VII, 72, que le grand fossé d’arrêt se trouve à 400 pas des retranchements ? Tous portent 400 pieds, ce qui change la donne et permet de transformer les 120 mètres de César en 600 mètres. Cela ne suffit pas, notons-le en passant, à justifier les 750 mètres, voire les 1000 mètres que vous avez relevés pour celui d’Alise, mais jure un peu moins avec vos mensurations.

Nous ne devons pas, bien souvent, lire le même César, monsieur Reddé. À moins que, trop occupé à démêler le lacis de vos fossés en surnombre, vous ne le lisiez plus ? Je relève, chez lui (VII, 71 & 75) que Vercingétorix demanda que la Gaule mobilisât « tous ceux qui étaient en âge de porter les armes », mais que  seulement  254 000 hommes répondirent à son appel. Vous lisez, vous, qu’il demanda 254 000 hommes et en reçut beaucoup moins [6]. Qui dois-je croire ? Vous, ou César ?

Il est fâcheux, aussi, que vous mélangiez contrevallation et circonvallation lorsqu’il s’agit de critiquer la thèse de Chaux. Vous moquez André Berthier parce qu’il prétendrait faire tenir l’oppidum jurassien à l’intérieur des lignes chiffrées par César. Chacun sait que deux lignes cernent la place, l’une proche, donc plus courte, l’autre plus éloignée, donc plus longue. Et vous prenez, pour cerner la hauteur qui porte Chaux, la mesure de la plus longue en démontrant qu’elle ne peut tenir dans la plus courte ! Comme si vous vouliez démontrer que la France ne tient pas dans l’une quelconque de ses provinces… Une petite distraction, sans doute ?

Et enfin, comment pouvez-vous insinuer que serait née d’une conviction patriotarde attachée à glorifier Vercingétorix, héros de l’indépendance gauloise, l’idée que César fut attiré par lui dans un piège [7] ? Ignoreriez-vous que les mesures prises pour fortifier et approvisionner la ville sont exprimées par César au plus-que-parfait, « il avait fait creuser »… « il avait fait construire »… « les Mandubiens avaient amené dans la ville », un temps grammatical qui induit intention et préparation ?

Conclusion : en l’absence du texte, on peut faire prendre bien facilement à l’innocent lecteur des vessies pour des lanternes… Qui soupçonnera un faux-sens dans le ‘surlendemain’ qui traduit altero die, s’il le lit sous la plume de M. Reddé ? Pourtant, c’en est bel et bien un [8]. Et aussi finitimam Galliam traduit par ‘la Gaule toute proche’ au lieu de ‘la Gaule à nos frontières’ ; admodum edito loco par ‘escarpé’ ou ‘saillant’ au lieu de ‘très élevé’…  toutes ces tricheries ad usum Alisiiae

Si, donc, vous voulez y voir clair, ne raisonnez jamais à partir d’une traduction !

Et donc, apprenez le latin… ou, s’il est trop tard, ne permettez pas qu’on interdise aux plus jeunes de l’apprendre !

Mais est-il jamais trop tard ? Caton l’Ancien apprenait bien le grec à quatre-vingt-dix ans…

© Danielle Porte

   







[1] Dieu sait pourquoi, ces temps-ci, on voit écrit partout l’adjectif « laïque », pour un pays, un comportement, un projet… Que je sache, « laïque » est un adjectif féminin, toutes les arguties modernes n’y changeront rien.
[2] Entre autres, Fastes d’Ovide, II, 687-710.
[3] Y. Le Bohec, Alésia, 2012, p. 148 sur B.G., VII, 69, 2.
[4] A. Deyber, Alésia, la bataille décisive, dans le Nouvel Observateur h.s. n° 78, 2011, p. 50-52.
[5] M. Reddé, Alésia, l’archéologie face à l’imaginaire, 2003, p. 54.
[6] Alésia, la fin d’une querelle, dans l’Archéologue, 67, 2003, p. 47.
[7] Ibid., p. 44.
[8] Altero die signifie sans doute possible ‘le lendemain’. B.G., VII, 68 ; M. Reddé, Alésia, l’archéologie face à l’imaginaire, 2003, p. 44.  Voir Alésia, la Supercherie dévoilée, 2014, p. 183-186.

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